Comment pousse une « fleur de Koleski » ?

Avec une petite paille, tenue verticalement, soufflez sur la surface d’une flaque d’eau. Vous générez ainsi un petit flux d’air purement radial qui va mettre l’eau en mouvement. Une méthode équivalente consiste à forcer le mouvement par en dessous, avec un petit jet d’eau juste sous l’interface eau-air.
Autre moyen simple : changer la tension de l’interface sur une zone quasi-ponctuelle. On exploite dans ce cas un effet Marangoni, qui peut être chimique ou thermique. Quiconque a l’habitude de faire la vaisselle à la main a fait l’expérience de la version chimique : une goutte de savon déposée sur l’eau dans une poêle sale a pour effet de dégager instantanément une zone claire sur la surface. La version thermique est moins banale, mais à peine moins simple. On peut la tester sur la même poêle avec un fer à souder dont la pane a été taillée comme un crayon. Il suffit de « piquer » la surface de l’eau avec la pointe chaude pour provoquer le mouvement {1}.

En principe, toutes ces expériences sont équivalentes, au moins qualitativement : on s’attend à ce que l’écoulement généré présente la même symétrie radiale que celle de la source d’excitation. Le fluide devrait s’écouler de la même façon dans toutes les directions, le champ de vitesse associé formant un tore de révolution autour de la source.
C’est le résultat qu’on attend dans l’hypothèse d’un fluide pur (de l’eau idéalement propre). En réalité la limite du fluide pur n’est jamais réalisée, l’interface eau-air étant toujours contaminée par des traces d’éléments tensio-actifs (TA). Evidemment les TA sont présents en abondance dans le cas de la vaisselle sale. On peut d’ailleurs faire les mêmes expériences sur un film de savon (celle avec la paille est décrite dans un article de 1989 {2}). Ceci dit, la même remarque sur la symétrie de l’écoulement est pertinente, présence de TA ou pas.

On trouve dans la littérature des réalisations de ces différents types d’expériences, avec des sources d’excitation de tailles variées, du nanomètre au centimètre. Des écoulements radiaux (approximativement) sont observés, mais quelques contre-exemples spectaculaires sont décrits où l’écoulement s’organise en paires de tourbillons. Nous avons monté plusieurs expériences au CRPP pour une étude systématique du phénomène, dans les versions mécanique (jet d’eau, Fig.1) et thermique (avec des particules chauffées par laser). Nous avons pu déterminer les conditions d’apparition des vortex et caractériser les champs de vitesse afférents. En parallèle des observations, une étude théorique a été entreprise, basée sur les équations classiques de l’hydrodynamique dans la limite de Stokes (on néglige l’inertie du fluide), à partir desquelles une simulation numérique a été construite {3}. L’analyse montre que le phénomène est le fait d’une instabilité hydrodynamique, conséquence du couplage entre la concentration superficielle en TA et la vitesse du fluide. A faible forçage, l’écoulement est (quasi) radial. Augmenter le forçage conduit à une brisure spontanée de la symétrie radiale, avec l’apparition d’une ou deux paires de vortex. Propriété importante du phénomène : la présence de TA est une condition nécessaire de l’instabilité, mais il suffit de très peu. Les vortex apparaissent sur de l’eau « pure », du seul fait de la contamination par l’exposition à l’air en quelques minutes.
Entre autres phénomènes restés inexpliqués jusqu’ici, notre analyse permet de comprendre comment des particules chaudes à la surface de l’eau, sphériques et sans traitement, se comportent comme des micro-nageurs hyper-véloces {4}.

{1} Attention à la sécurité si vous faites l’expérience. Le 220V et l’eau font mauvais ménage.
{2} Couder et al., On the hydrodynamics of soap films, Physica D 37, 384 (1989).
{3} G. Koleski, J.-C. Loudet, A. Vilquin, B. Pouligny and T. Bickel, Surfactant-driven instability of a divergent flow, à paraître dans Physical Review Fluids, rubrique Editors’ Suggestion.
{4} A. Girot et al., Motion of Optically Heated Spheres at the Water – Air Interface, Langmuir 32, 2687 (2016).

Photographies : Paire de vortex dans l’expérience du jet d’eau (vues de dessus): à gauche, lignes de courant ; à droite, trace (dite « Fleur de Koleski ») générée par une goutte de colorant déposée entre les deux vortex.

Contact chercheur : J.-C. Loudet